Sonate a trois temps

LE TANGO DE LA VIEILLE GARDE d’Arturo Pérez-Reverte. Traduit l’espagnol par François Maspero Éditions du Seuil, 536 p., 22 €

Bruno Frappat. La Croix. 5-12-13

Qu’il ne soit pas nécessaire de s’identifier aux héros d’un roman pour être entraîné dans la danse, le dernier livre de l’écrivain espagnol Arturo Pérez-Reverte en fournit la magistrale démonstration. Bien malin qui dénicherait dans la panoplie de personnages qui circulent dans les pages de cet épais roman des gens sympathiques, fréquentables, à citer en modèles aux jeunes filles de bonne famille.

La morale et la littérature, une fois de plus, attestent de leur divorce structurel. Dans le domaine des lettres, l’eau de rose a fait long feu. Le temps est aux cyniques, aux obsédé(e)s, aux manigances désespérées de la tragédie qui se résume souvent à une quête de l’impossible amour. Une quête faite de violences, de hasards impossibles, de destins se croisant et recroisant au gré de circonstances que nul ne maîtrise.

Tout autre que le talentueux Pérez-Reverte, maître du roman de cape et d’épée modernisé, nous perdrait aisément dans le fouillis des anecdotes et de la temporalité chahutée de son œuvre. Mais on retrouve dans ce gros roman la maestria phénoménale d’un des meilleurs raconteurs d’histoires de la littérature européenne. Un as du rebondissement, de l’énigme policière, des déroutantes sinuosités des amours et des haines qui agitent les esprits cabossés de son humanité sans repères ni, donc, entraves.

Esprits étroits, s’abstenir. Il y a dans ce livre des scènes choquantes, d’une brutalité, y compris sexuelle, qui pourraient relever de la pathologie la plus extravagante. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faudrait fuir cette lecture, ni, au demeurant, y adhérer. C’est surtout la construction de l’histoire par un façonnier de récits qui constitue la plus belle surprise de l’œuvre d’un écrivain qui nous a déjà habitués aux virevoltes de ses héros.

De ses héros et de ses paysages. Car on change beaucoup d’horizons dans ce livre : des faubourgs de Buenos-Aires dans les années vingt à la baie de Sorrente dans les années soixante ou à celle de Nice à la fin des années trente. Des lieux, des drames pour les deux personnages principaux. L’un est un danseur mondain, payé pour sa beauté afin d’entraîner les dames qui s’ennuient dans les linéaments de tangos somptueux, sur les transatlantiques des années trente ou dans les cabarets, y compris parisiens, des temps d’après.

L’autre personnage principal, une dame bien sûr, mariée à un compositeur, tombe dans ses rets. Max et Mencha, lui célibataire, elle mariée (plusieurs fois) vont se fuir et se retrouver, de décennie en décennie, comme constamment renvoyés à leur inaugural amour fou. La construction de cette histoire repose sur le passage incessant d’une période à l’autre. Parfois le lecteur est perdu : où en sommes-nous, là ? Avant la guerre ? Après ?

Les allers et retours temporels et spatiaux, loin de déterminer une envie de passer à une autre lecture, sont constitutifs de la fascination qu’exerce ce fort roman. Et ce, en dépit du faible intérêt existentiel que l’on pourrait accorder aux faits et gestes d’un truand de grands hôtels et d’une femme riche et belle qui passe sa vie, obsédée par des amours coupables, à attirer sa proie et à la rejeter.

On passera sur les épisodes policiers ou de roman d’espionnage qui, d’une ville à l’autre, finissent par donner le tournis. Sauf pour dire qu’ils sont, chacun, tricotés avec un professionnalisme d’auteur de romans de cape et d’épée qui sait ce que sont un suspense, une surprise, des crimes et des violences ponctuant le destin d’êtres égarés par leurs passions, soit de l’amour, soit de l’argent.

Les époques traversées voient se succéder des aventures liées aux débuts de la guerre d’Espagne et à la montée du fascisme ou à la persistance de la guerre froide. On retrouve là le journaliste Pérez-Reverte (ce fut son métier que d’être reporter avant qu’il ne s’oriente avec un immense succès vers l’écriture de romans). Hors de la morale commune, «nos héros», comme on dit, ne sont pas hors du temps. Légèrement à côté, mais pas très loin.

À qui recommander cette lecture d’un ouvrage ne méritant pas le prix Montyon, qui récompense des œuvres édifiantes à confier à toutes les mains ? Uniquement à ceux des fous de romans qui peuvent mettre de la distance entre ce qu’ils lisent et ce qu’ils veulent vivre. Et savent que ce n’est point pécher contre l’esprit que se distraire en lisant des récits de vies imaginaires dont il n’y a rien à tirer sur un plan pratique. Une lecture gratuite, en quelque sorte, où les trois temps d’une sonate, mi-humaine mi-inhumaine, nous font tournoyer sous plusieurs cieux en compagnie d’amoureux fous qui se cherchent. Et ne se trouvent que pour se perdre. à temps, à contretemps, trop tard.


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